[On lit] Préhistoire de la violence et de la guerre, de M. Patou-Mathis

Lors d’un voyage au Portugal, il y a quelques années, j’avais été impressionnée par cette maquette reconstituant une fortification très ancienne (-3500 à – 2000 selon la légende) et je m’étais demandé depuis combien de temps l’humanité se faisait la guerre.

Pour approfondir ce sujet, j’ai acheté il y a quelques temps ce livre de Marylène Patou-Mathis : Préhistoire de la violence et de la guerre aux éditions Odile Jacob.

Depuis quand l’humain massacre-t-il son prochain ? L’a-t-il toujours fait ?

Voici quelques éléments de réponse tirés de cet ouvrage à la fois très précis et accessible au grand public, que j’ai beaucoup apprécié. A noter que les connaissances évoluent encore beaucoup sur ces questions, au fil des nouvelles découvertes et des nouvelles technologies. Donc il faudra continuer de se renseigner sur le sujet à l’avenir et ne pas prendre tout ce qui est écrit pour acquis définitivement !


Sommaire :


Reconnaitre la violence

Il est difficile d’étudier la violence chez les premiers Hominidés car nous avons très peu de restes d’eux (à peine quelques crânes, mâchoires et os).

Ensuite, lorsqu’on commence à avoir des squelettes humains à étudier, chez les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, il est parfois difficile de savoir si on a affaire à des blessures involontaires (accident de chasse ou autre) ou volontaires.

Le plus ancien témoignage de violence a été découvert sur un crâne, probablement d’Homo Sapiens archaïque, trouvé en Chine méridionale, dans une grotte près de Maba. Daté entre 200 000 et 150 000 ans, ce crâne, appartenant à un individu au sexe indéterminé, présente au niveau du temporal droit une fracture résultant d’un coup porté à l’aide d’un objet contondant en pierre. Le coup n’a pas été mortel, comme l’attestent les traces de cicatrisation autour de la blessure.

Marylène Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre

Marylène Patou-Mathis ne relève que deux cas de violence qui semblent volontaires : celui d’une victime homme à Skhül (Palestine), en -60 000/-45 000, et d’une victime enfant dans la grotte des Enfants (Italie), en -27 000. Mais on ne sait pas ce qui s’est passé précisément. Si les violences ont été intentionnelles, qui les a faites ? Quelqu’un de la même tribu ? D’une autre tribu ?

Il est intéressant de noter que l’art pariétal ne nous a pas livré de scènes de guerre. Uniquement des scènes de chasse et quelques scènes de violence qui restent obscures où on peut voir des humains transpercés de pointes de projectiles. Les chercheurs ne savent pas encore ce qu’elles signifient (accident, exécution, sacrifice humain ?) et si elles ont réellement eu lieu.

Certaines sont plus frappantes, comme celle de la grotte d’Addaura, où on voit deux hommes en érection, au sol, les jambes repliées vers l’arrière et reliées au cou par une corde, en position de suppliciés. Autour d’eux 13 individus à tête imposante, dont deux coiffés d’une sorte de tête d’oiseau, semblent danser.

Réplique du dessin paléolithique de la grotte d’Addaura, au Museo Regionale Archeologico à Palerme (Sicile, Italie). Entre -20 000 et -10 000. Wikimedia – Bjs.

Les archéologues ne savent pas encore dire si la gravure représente une exécution rituelle ou un rite d’initiation assez cruel.

Au Néolithique, on a des traces certaines de sacrifices humains à l’intérieur d’une même communauté (lors d’une changement de gouvernance ou lors d’épidémies par exemple) ou d’individus extérieurs (des ennemis capturés). Également lors de rites funéraires (sacrifice des esclaves d’un personnage important à sa mort par exemple) ou de rites de fondation (immolation d’individus lors de la construction d’un édifice, en Roumanie, aux Ve et IVe millénaires av. J.-C.).

En plus de ces différents types de violences, nous avons également le cas particulier du cannibalisme.


Le cannibalisme

A l’époque des chasseurs-cueilleurs, l’homme se comporte comme un prédateur dans la nature : il chasse et recueille la nourriture à sa portée. A-t-il fait la distinction entre ses congénères d’espèce humaine et les autres animaux quand il s’agissait de manger ?

Il y a 780 000 ans, à la Gran Dolina (Sierra d’Atapuerca, Espagne), 6 individus de moins de 18 ans, appartenant à l’espèce Homo antecessor, ont été consommés. C’est, actuellement, la plus ancienne trace de pratique du cannibalisme.

Marylène Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre

On a retrouvé des traces de désarticulation, décharnement, fracturation et calcination sur des ossements humains. Toute la question est de savoir si ces humains ont été consommés lors de pratiques cannibaliques ou s’il s’agissait d’un rite funéraire, et auquel cas, l’individu n’aurait pas été tué par ses semblables.

Les archéologues ont retrouvé plusieurs cas de rituels cannibaliques ou de rites sacrificiels, comme par exemple dans la grotte de Krapina (Croatie) où les Néandertaliens ont consommé des jeunes individus (13 ans d’âge en moyenne) dans un endroit où on a retrouvé très peu d’autres cadavres d’animaux et très peu d’outils. Il pourrait s’agir d’individus de la même tribu.

En Europe, dans la grotte de Fontéchevade, en Charente, une calotte crânienne de Néanderthalien, datée d’environ 120 000 ans, porte la trace d’un choc violent ayant, lui, entraîné la mort. Trouvée près d’un foyer et associée à des déchets culinaires, elle correspond peut-être aux reliefs d’un repas cannibalique.

Marylène Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre

Le fait que l’individu de Fontéchevade ait été retrouvé au milieu de déchets d’autres animaux, fait penser qu’il pouvait être extérieur au groupe et qu’il aurait été consommé dans un but purement alimentaire.

La cannibalisme a duré longtemps puisqu’on en trouve des traces encore à la fin de l’âge du fer en Europe.

Mais, si les archéologues ont trouvé de nombreuses traces de violences au Paléolithique, ils n’ont aucune preuve de l’existence de la guerre.


La guerre

Vu le peu de restes montrant des blessures et la faible densité démographique, il est assez peu probable que la guerre (au sein d’une même tribu ou entre tribus) ait existé du temps des chasseurs-cueilleurs. Surtout que la coopération semblait la plus intéressante pour la survie de ces petites communautés humaines.

On ne trouve des preuves concrètes de conflits meurtriers entre communautés que pour la fin du Paléolithique.

Dans la nécropole du « Site 117 », située sur la rive droite du Nil […] datée entre 13 140 à 14 340 ans avant le présent, 59 squelettes ont été exhumés. Des corps, ceux de 24 femmes, de 19 hommes et de 13 enfants de tous âges […] ont été déposés, seul ou par deux, trois, quatre ou cinq, dans des fosses ovales à fond aplani, couvertes de dalles peu épaisses. Près de la moitié des sujets inhumés étaient décédés de mort violente, soit à la suite de coups violents portés en particulier à la tête, soit après avoir eu le thorax, le dos ou l’abdomen transpercé par des pointes de lance ou des projectiles en pierre dont certains ont été retrouvés encore fichés dans les corps.

Marylène Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre

Ce type de violence semble se renforcer avec la sédentarisation. Malgré tout, elle reste encore assez rare jusqu’en -5500, en Europe. A partir de cette période, les conflits augmentent considérablement au sein des communautés, sans que les archéologues n’en connaissent exactement les causes. Nous explorerons les pistes possibles dans la prochaine partie.

Les premières fortifications de villages apparaissent entre -5500 et -5000 ans sous la forme classique de fossés renforcés d’une palissade ou d’une muraille. Certains préhistoriens pensent qu’il s’agit d’une preuve d’affrontements entre agro-pasteurs sédentaires et chasseurs-cueilleurs nomades. Mais il n’est pas exclu aussi qu’une partie de ces fortifications soient des enceintes symboliques (note personnelle : comme on en a trouvé chez les Gaulois par exemple) à faible capacité défensive, c’est en tout cas l’avis du préhistorien Jean Guilaine.

Marylène Patou-Mathis souligne que ce n’est qu’à l’âge du bronze qu’on retrouve des armes spécifiques à la guerre : des armes offensives (haches de guerre et épée) ou des équipements défensifs (bouclier, casque, etc). Et c’est pour elle ce qui distingue le chasseur du guerrier.


Quelles sont les pistes pour expliquer l’augmentation des violences ?

La fin du Paléolithique et le début du Néolithique sont des périodes qui voient d’importants changements environnementaux, sociaux, économiques et spirituels, favorisés par le réchauffement climatique. L’un d’entre eux est-il responsable de l’augmentation des violences ? Ou plusieurs de ces paramètres réunis ?

  • la lutte pour les territoires et les ressources sauvages

Pour savoir si la guerre a pu exister avant le néolithique, il faudrait savoir si les chasseurs-cueilleurs manquaient de ressources ou s’ils pouvaient être amenés à s’affronter pour un territoire. Les données archéologiques ont plutôt montré que ceux-ci n’étaient pas dans une « économie de survie », comme on a pu le penser.

Mais selon le biologiste et zoologiste autrichien, Konrad Lorenz, il existerait en chacun d’entre nous un instinct de territorialité. Selon sa théorie de l’agression et de l’instinct de territorialité, pour que des individus puissent se constituer en société, il faut que leur agressivité soit réorientée vers un ennemi commun. Ce qui ferait de tout autre communauté un ennemi potentiel.

Pour étudier cette hypothèse, Marylène Patou-Mathis expose un sujet qu’elle a beaucoup étudié : la rencontre entre les Néandertaliens et les Hommes modernes vers -120 000 ans en Palestine. Ils se seraient plus ou moins côtoyés pendant 40 000 ans, jusqu’à ce que les Néandertaliens… disparaissent. Ont-ils été exterminés par les Hommes modernes ?

Cette hypothèse, qui a longtemps été considérée comme plausible, n’a jamais été confirmée par des données archéologiques. Les analyses génétiques faites en Allemagne, par l’Institut Max-Planck, ont montré un faible brassage génétique et un faible nombre d’individus chez les Néandertaliens (quelques centaines en Europe). Cela pourraient expliquer la chute démographique et la disparition de cette espèce. Donc ce n’est pas probant pour appuyer cette hypothèse.

Plus tard, il a pu y avoir des conflits provoqués par des mouvements de population comme il y a -15 000 ans à Maszycka (Pologne) où des Magdaléniens venus de l’ouest auraient été tués et mangés par des Gravettiens habitant les lieux. Ou encore, à la fin du Paléolithique, sur le site 117 mentionné plus haut. Ce site était probablement convoité par des groupes nomades car il était idéalement situé en bordure du Nil et propice à la sédentarisation.

Pour conclure, il n’y a pas beaucoup de preuves archéologiques allant dans ce sens. La lutte pour les ressources ou les territoires ne semble pas avoir eu un rôle primordial dans la naissance de la guerre, dans l’état actuel des connaissances.

  • le changement d’économie et ses conséquences sociales

A la fin du Paléolithique, la planète connait un réchauffement climatique important, qui permet la généralisation de l’agriculture. La domestication des plantes et des animaux a bouleversé l’organisation des sociétés, notamment en créant une explosion démographique et en créant des surplus de nourriture. A ce moment-là, il est probable que le concept de propriété ait émergé.

Étendue des calottes glaciaires de l’hémisphère nord lors du dernier maximum glaciaire (avant le réchauffement climatique de la fin du Paléolithique). © Hannes Grobe – Wikimédia – Pour voir l’article Wikipédia : Pléistocène

La sédentarité augmente également la possibilité d’accumuler les bien matériels, alors que les nomades, du fait de leurs déplacements réguliers, devaient se limiter. Cette logique d’accumulation de richesses est propice au développement de la hiérarchisation et des inégalités sociales. A partir du Néolithique, on voit clairement émerger une élite : la caste des guerriers, accompagnée de son revers : les esclaves (les prisonniers de guerre).

La hiérarchisation existait déjà au sein des sociétés de chasseurs-cueilleurs paléolithiques, comme en témoigne des études de sépultures (notamment sur la tombe prestigieuse d’une femme en -15 800 et une autre d’un enfant en -10 000 dans le Sud-Ouest de la France). Mais il est possible que la nouvelle nécessité de posséder des terres, la production de surplus, ainsi que l’explosion démographique, ait amplifié la hiérarchisation de la société et la violence entre les individus et entre les sociétés.

Les premiers semis ont dû être effectués autour des maisons. Mais ensuite ils [les Hommes] ont cherché d’autres endroits privilégiés : clairières, alluvions de cours d’eau qui débordent chaque année […]. Il a donc fallu imposer un droit de propriété sur la récolte, au beau milieu de la nature. Là où, précédemment, tout le monde avait le droit de cueillir. Ce qui a dû être le plus difficile à inventer, ce n’est pas l’agriculture, c’est la société qui allait avec.

La Plus Belle Histoire des plantes, Pelt, Mazoyer, Monod, Girardon, Seuil, 2002.

L’autrice réfléchit ensuite sur les modifications de la structure familiale, le développement de la séparation sexuée du travail et l’avènement du patriarcat, qui ont pu en découler. Ce sujet est complexe et très discuté, il mériterait un article à part entière, donc je ne le résumerai pas ici.

En tout cas il est possible que ces mutations très profondes des sociétés humaines aient favorisé un développement des inégalités, des violences et des guerres.

  • Le rôle du sacré

Le sacrifice humain, puis le sacrifice animal, sont apparus au cours du Néolithique. Selon des travaux d’ethnologues et d’archéologues, ils seraient liés au développement et à l’expansion de l’agriculture. Et autant on peut penser qu’il peut permettre de protéger l’ordre social en résolvant des crises (vengeance, compensation d’une perte, affermissement d’une cérémonie sociale, croyance en l’apaisement d’une divinité), autant il reste violent et il remet en cause l’empathie envers un autre être humain.

Et il y a également un aspect difficile à évaluer, c’est la représentation de la mort comme une renaissance. Pour beaucoup de peuples, les victimes expiatoires étaient censées avoir une résurrection. Cette conception est restée dans des mythes tels que Osiris, Tammuz ou Jésus par exemple.

Différentes recherches tendent à montrer que les dieux masculins ont peu à peu supplanté des dieux féminins plus anciens. Pour l’archéologue Jacques Cauvin, au Proche-Orient, un ancien culte de la Déesse-Mère aurait été remplacé progressivement par des divinités masculines, avec le développement de l’agriculture et de la métallurgie. Est-il possible que l’avènement de ces dieux masculins ait été accompagné par une plus grande violence des rituels ? L’hypothèse est débattue.

Déesse mère de Sa Turrisa, 3e millénaire avant J.-C., découverte à Senorbi (Sardaigne), Musée archéologique national de Cagliari (Italie). © Archives Alinari, Florence, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Tatge

Chez les chasseurs-cueilleurs préhistoriques, nous n’avons pas de preuves de sacrifices d’humains ni d’animaux. Nous avons par contre une pratique du cannibalisme rituel qui remonte à au moins 800 000 ans. Comme on a pu le constater, le cannibalisme est polymorphe : il recouvre de nombreuses pratiques et de nombreuses symboliques. Néanmoins, selon l’étude des anthropologues R. E. Leakey et R. Lewis, Les Origines de l’homme, la vie sédentaire aurait aussi favorisé le développement du cannibalisme, que ce soit entre les membres d’un même groupe ou entre des groupes différents.


Conclusion

Pour conclure, Marylène Patou-Mathis revient sur l’image violente des temps préhistoriques construite par les historiens des XIXe et XXe siècles. Elle mène aussi une réflexion philosophique et biologique sur la violence, qu’elle souhaite distinguer de l’agressivité. Elle explique que l’agressivité serait une forme de survie, particulièrement chez un prédateur tel que l’homme, qui se nourrit de proies. La violence, quant à elle, serait un comportement social guidé par d’autres motivations et multi-formes. Elle rappelle par ailleurs que l’être humain a développé très tôt des comportements altruistes. Cette conclusion lui permet de déconstruire l’idée selon laquelle l’être humain serait un « singe tueur » ayant la violence dans les gènes. De même qu’elle ne pense pas non plus que le passé de notre espèce était idyllique, comme une sorte d’âge d’or. Sans doute que la « vérité » se situe quelque part entre les deux.

A ce sujet, je vous conseille une très bonne vidéo sur la morale chez les êtres vivants, qui peut prolonger cette intéressante réflexion :

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